// leonardvincent.net — Éclats politiques en aparté, littérature française partout ailleurs. — "Moy, je m’offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne." — Montaigne, Essais III.
Je ne peux m’empêcher d’être plus qu’ému — bouleversé, vraiment, mais sans larmes et sans pitié, avec une juste et froide rage mêlée d’un peu de honte — à la lecture du récit de l’inconnu Georges Hyvernaud intitulé « La peau et les os » et publié dans l’indifférence générale (ou plutôt l’exaspération, un soupir frivole général) en 1949.
Sa cruelle lucidité sur sa captivité en Allemagne et, au-delà, sur son retour et son entrée ratée et brève dans la carrière littéraire a donné lieu à un livre. Et ce livre énonce des vérités pures, denses et gluantes comme de simples galets de rivière beurrés de vase. Parmi elles, celle-ci, alors qu’il évoque la folie douce qui s’est emparée des prisonniers qui, au stalag, autour de lui s’ennuient :
« Elle est peut-être commencée depuis longtemps, la folie, pour nous et pour tout le monde. Quand on y regarde de près on se demande si, avant, c’était tellement différent. Ce que nous appelions notre liberté, ça consistait déjà à marcher en rond les uns derrière les autres. A mâchouiller les mêmes lieux communs. A exécuter un invariable va-et-vient entre des certitudes infranchissables. Elles n’étaient pas à nous, ces certitudes. Ça venait des familles, des journaux. C’était comme cet air qu’on respire, et où il y a de tout, la fumée de toutes les pipes, les bacilles de tous les poumons, l’usure de toutes les pierres, l’odeur de toutes les peaux. Voilà longtemps que ça dure, la captivité. »
Et puis ce coup de tonnerre, qui d’un seul coup me cloue au sol (me désigne du doigt, comme une espèce de gros dieu revanchard pointant vers moi dans la foule), parce qu’il condense tout ce qui me tient à la table d’écriture depuis des semaines que je me suis mis à écrire solitairement et sans doute vainement moi aussi sur la guerre, puisque la guerre est l’horizon qu’on nous promet :
« L’histoire des historiens est comme un magasin d’habillement. Tout y est classé, ordonné, étiqueté. Les données politiques, militaires, économiques, juridiques ; les causes, les conséquences ; et les liaisons, les rapports, les ressorts. Tout cela bien étalé devant l’esprit, clair, nécessaire, parfaitement intelligible. Ce qui n’est pas clair du tout, ce qui est obscur et difficile, c’est l’homme dans l’Histoire ; ou l’Histoire dans l’homme, si on préfère ; la prise de possession de l’homme par l’Histoire. L’homme complique tout. Dès que l’acteur, celui qui y était, s’en mêle, on ne s’y reconnaît plus, on ne peut plus s’en sortir. Il dérange les belles perspectives historiques avec sa façon à lui de mettre les détails en place, et jamais à la bonne place. »
Rien n’est plus terrible, rien n’est plus compliqué, rien n’est plus élémentaire que ça — rien n’est plus évident. Débrouillons-nous avec ça.
Une section du 139e Régiment d’infanterie d’Aurillac en 1914 (Archive personnelle, DR).
Étrangement, après qu’on a tant appris sur la guerre, sur Verdun, Craonne, Ypres et Tilloloy, après qu’on a tant lu de livres sur l’enfer des combats avec messieurs Barbusse, Dorgelès, Genevoix, Cendrars et Chevallier, après qu’on a admis que dans l’Artois, la Somme, l’Oise, la Marne et les Vosges, les événements ne s’étaient pas seulement déroulés sous la présidence majestueuse d’une Marianne au sein nu, jouissant avec pitié du courage sacrificiel de ses fils, mais aussi dans la compagnie grouillante des rats, des poux, des corps des suicidés, de la tristesse, de l’injustice, des salauds et des imbéciles, après qu’on a été abondamment informé, cela n’a pas suffi. Nous avons récidivé. Nous aimons la guerre, il faut croire.
Sans doute est-ce autre chose qu’on aurait dû retenir ; sans doute le tableau général de l’horreur nous a-t-il seulement permis de stupidement répéter « plus jamais ça » en nous bouchant le nez, mais c’est tout. Ce qu’on voulait peut-être dire, c’était : « plus jamais ça, comme ça ». Et même à ça, nous avons échoué : en Ukraine, deux infanteries boueuses se massacrent les yeux dans les yeux.
Il aurait peut-être fallu que nous acceptions plus exactement, plus précisément, ce que nos grands-pères ont compris pour nous, qui n’avons décidément rien compris. Et je dis que, peut-être, est-ce précisément CE QU’ILS N’ONT PAS DIT, ce qu’ils n’ont pas avoué, ce qu’il n’ont pas osé admettre, qui aurait pu être l’essentiel — le DÉCISIF.
Depuis cent ans, le bavardage des généraux et des ministres nous fait perdre du temps. Les dominants ne sont jamais intéressants. C’est le silence des soldats qui aurait dû et qui devrait toujours nous alerter : la vérité est là, tue, cachée, attendant son heure, indicible et centrale.
Les textes de ses chansons (qu’il écrit avec, ou qu’il extirpe de son amour pour sa femme Kathleen Brennan, ce n’est pas bien clair) évoquent invariablement pour moi ces rebuts rouillés, désossés et épars, ces morceaux d’automobiles qu’on trouve dans les fossés, sur le bord de la route, ou bien dans les casses ou dans le bric-à-brac dérisoire et souvent comique des brocanteurs, derrière les stations-service : volants de bakélite, transmissions défaites, rétroviseurs, sièges ou banquettes dévissés, plaques d’immatriculation rouillées. Il y a de la vie, là, du voyage, des drames, de la mélancolie enfantine, des regrets, un drame final souvent, en tout cas une fin, et l’abandon, l’arrachage, le saut vertigineux dans l’inutile à perpétuité.
Avec ça, la voix de Tom Waits sourd comme une rumeur de ville derrière des rideaux tirés, une ville de cette Amérique de la route qui a fini par devenir une sorte d’espace de vagabondage mondial, cette « voix américaine » que j’aime toujours et qui geint, gronde et rêvasse dans les livres de Steinbeck, de Faulkner, de Kerouac évidemment, depuis l’épouvantable guerre que des montagnes volantes de poussière ont mené contre de pauvres fermiers arracheurs de racines au cours de la Dust Bowl, jusqu’à l’effondrement plastifié d’aujourd’hui.
Bref, Tom Waits est intraduisible. Mais j’ai tenté ici de traduire le poème qu’il a écrit sur le vagabondage, ou quelque chose comme ça, et qu’il a fait paraître au profit de soupes populaires et d’hôpitaux pour les pauvres, paraît-il. Je pense avoir raté la traduction et j’ai pendant plusieurs semaines abandonné l’idée d’en faire quoi que ce soit. Et puis ce soir, j’ai eu envie de donner quelque chose à lire.
C’est un poème sur quoi ? Sur le fait d’être parti de quelque part appelé chez soi (à un moment donné) et de se retrouver dans l’indigence et l’errance. Ça n’a rien de romantique. Enfin, je n’en sais rien. Voilà ce que c’est. J’ajoute que je n’ai absolument pas le droit de traduire et de publier ça. Mais ça ne me rapporte pas un kopeck, donc je vais compter sur l’indulgence du monde affreux qui nous contient, pauvre de moi.
Tom Waits DES GRAINES SUR UNE TERRE DURE
Je suis une graine tombée Sur une terre dure Une terre dure Une terre dure Je suis une graine tombée Sur la terre Je suis une graine tombée Sur la terre
Je suis une feuille tombée De la branche d’un chêne De la branche d’un grand chêne De la branche d’un chêne Je suis une feuille tombée De la branche d’un chêne Je suis une feuille tombée D’un chêne
Je suis une pierre qui roule Sur un chemin rugueux Sur un chemin rugueux Sur un chemin rugueux Je suis une pierre qui roule Sur un chemin rugueux Je suis une pierre qui roule Sur un chemin
Pourrais-je me relever seulement Comme un pauvre lutteur ayant Été vaincu, battu Pourrais-je seulement me relever et rallumer Le même feu qu’avant ?
Je suppose que certains parmi nous Retombent toujours sur la vieille domestique.
Ai-je tout fait à l’envers Ai-je tout fait de travers Puis-je seulement me relever À la force de ces vers Ai-je été maudit et Tout est-il fini Combien de temps encore Combien de temps Rien n’est juste dans ce monde Rien n’est juste Quand je suis né J’étais beau à faire pleurer mes parents J’étais ce paquet-cadeau contenant Leur chance bénie à tous les deux J’étais une lumière un éclat j’étais magnétique Et flamboyant Ne suis-je désormais plus qu’une chose lentement grignotée Par les dieux Et ne suis-je que le sac où la fourrer Mes parents étaient de braves gens Raymond et Shirley Ils avaient prié pour avoir un enfant Comme moi Ils avaient prié pour avoir un enfant Comme moi Parfois je me demande s’il existe Une autre vie au fond de cette vie J’aurais dû vivre Mais je dois partir maintenant Regarde le train glisser Le long du quai Regarde le train glisser Le long du quai
Ai-je eu ce qu’il faut un jour et l’ai-je Perdu perdu Ou l’ai-je regardé droit dans les yeux Et l’ai-je voulu Voulu
Ici-bas ô Seigneur Sous les escaliers Ici-bas ô Seigneur Il y a une prière Dessous tapie loin sous De nombreuses couches ô frères Ya ! Ya ! Allez on y va ! Viens me secourir Seigneur Viens me secourir
J’ai pris ses jolies joues Et je les ai embrassées Je les ai embrassées Maintenant j’ai peur et je suis seul Et elle me manquent Elles me manquent Tout sera peut-être Différent à Chicago
Chez soi c’est l’endroit Où recevoir son courrier Pourvu qu’on t’y retrouve Paraît-il Parce qu’on ne peut pas Écrire une lettre À un oiseau On ne peut pas écrire À un oiseau
Toit Porche Allée Auvents Jardin Fenêtre Portes Plafond Parquet Balai en bois Salon bourgeois Comptoir Moustiquaire Doux Rêve
J’ai prié quand j’ai eu soif Et dieu m’a envoyé la pluie J’ai trouvé des mûres sur Le bord de ma route Dis-moi donc mais à qui Dieu peut-il bien adresser ses prières Ça doit être un boulot solitaire Ça doit être un boulot solitaire
Peut-être ne sommes-nous que Les musiciens d’un orchestre Qui s’accorde Et nos étranges sillages Ne sont-ils que la portée D’une musique qui n’a Pas encore commencé
Oh, fais que nous tous Dans la tempête Assis près d’un feu Lumineux et chaud Nous puissions offrir Aux opprimés Un peu de bonne volonté et Un grand parapluie Pour empêcher que l’averse Ne les martèle sans cesse
Sans feu Sans dents Sans volonté Sans pitié C’est le décompte final L’arbitre est à 9 Mon tour viendra quand Les copains Mon tour Viendra quand ?
Vois-tu je leur rappelle toujours Qu’à tout gouffre il y a un fond Un fond Je leur rappelle à tous Qu’à tout gouffre il y a un fond, Seigneur Oh oui, il y a toujours un fond Qui me ressemble exactement
La fumée du café Et le tourbillon dans la tasse La cuillère en tournant Ça fait Tagada ! Tagada !
De temps en temps La vie a finalement un sens De temps en temps La vie a un sens Une mélodie se forme Un singe devant un clavier Compose un poème Et un vagabond Entre dans un tabac Joue au Loto l’anniversaire de sa mère Et remporte le million De temps en temps La vie a finalement un sens Les voitures foncent sur la route Tandis je leur tends le pouce J’attends juste que Ma chance arrive
Je suis sans abri Mais je bouge Je suis sans abri Mais je bouge Je vais peut-être amener mon chien là-bas Je vais peut-être amener mon chien Où l’herbe est verte Où la grange est rouge Où le vent Fait se déhancher les arbres comme des filles dans leur cerceau Je vais peut-être amener mon chien là-bas Je vais peut-être amener mon chien
Mon corniaud est toujours resté avec moi Même dans les rues de Manhattan Vois-tu, Fido ça veut dire fidèle En latin
Je suis le roi de quelque chose Oui c’est sûr Je suis le roi de la route Je suis le roi de l’herbe Le roi de l’allée Le roi de la crasse Le roi du seuil Le roi du trottoir Le roi de l’angoisse Je suis la bulle qui éclate Ma couronne c’est mon chapeau Et pour ce qui est des problèmes Je suis le roi de tout ça
Tout est limité Tout Et il n’y a qu’un nombre restreint de choses Dans ce tout Des rires Des rasages Des genoux écorchés Des bébés Des larmes Des steaks Des clopes Des chansons Tout ça Et peut-être Au sommet du ciel Trouveras-tu le fond d’une barque Et dans cette barque Un Dieu mal rasé Tenant une canne Une ligne Et un bouchon Et pendu à Un hameçon d’or Un diamant bleu Celui dont tu rêvais Et ce diamant bleu N’est que ton œil bleu Lové derrière tes Paupières fatiguées Et puis jusqu’au fond du puits Tu te laisses glisser Et tu plonges dans la mer Et le soleil se lève Et tu n’as que sept ans Alors te soulevant il te ramène au sec Et c’est ça le paradis
Sans le sou Délaissé Pierre-qui-roule Va-nu-pieds Errant Marcheur Nomade Pèlerin Enfant trouvé Mendiant Clochard Trimardeur Moi
L’éphémère ne vit Qu’un seul jour Qu’un seul jour Qu’un seul jour Je n’ai qu’une seule vie Moi au milieu de ce temps immense Qui s’est déroulé avant moi Et de ce temps immense Qui me suivra Quand je serai parti Quand je pense à l’éphémère Et à son séjour si bref Est-ce qu’à la fin on ne vit pas Qu’un seul jour nous aussi Est-ce qu’on ne vit pas Qu’un seul jour ?
Papa pourquoi tous ces hommes Dorment dehors sous la pluie ? Pourquoi ils ne rentrent pas chez eux Où c’est chaud et sec ? Pourquoi ils ne rentrent pas chez eux Où c’est sec ?
Aujourd’hui, je suis officiellement chômeur. Mon contrat avec RFI s’est terminé hier. C’est un choix réfléchi, mais difficile à prendre, et brutal. J’ai 56 ans. J’étais journaliste depuis 1998. Voici pourquoi j’arrête.
J’étais reporter dans une rédaction internationale et j’ai compris récemment que mon métier consistait à faire de l’ultra-violence un spectacle. Je devais y coller une accroche, un vocabulaire, un jargon même : la rendre intéressante. Entre deux chroniques, deux jingles. Or pour être allé « sur le terrain » comme on dit, j’ai pris au sérieux la violence souvent insensée, imprévisible ou au contraire trop prévisible, de l’actualité. J’y ai pris ma part, et donc j’ai saturé.
Je connais d’ailleurs beaucoup de confrères et consoeurs qui s’y sont brûlés. Qui y ont conforté la part de folie au fond d’eux. Qui n’ose pas avouer et s’avouer qu’ils en jouissent un peu perversement. Qui ont détruit une part d’eux-mêmes, par addiction. Ou bien au contraire qui se sont armurés, qui sont devenus insensibles à ce qui est devenu une abstraction, un simple jeu de forces. Leur regard est donc cynique, paranoïaque, délirant parfois, en tout cas sans vie, sans complexité. Ou bien encore certains entrent dans le jeu des acteurs locaux (politiciens ou seigneurs de guerre) : ils se complaisent dans le plaisir de faire partie de l’actualité, « d’en être ». En s’insérant dans des systèmes de corruption ou de violence, ils en deviennent un rouage.
Bref, j’ai perdu mes anciennes croyances. Je réfute l’illusion d’être un témoin, un observateur neutre, un Suisse au centre d’un monde en guerre. De me « contenter de poser des questions » : non, j’étais un acteur, un facteur de la perpétuation du même.
Et puis j’étais devenu un « blanc d’Afrique », ce que je ne supportais pas. J’ai détesté ces parvenus, ces colons, ces porcs, qui grenouillent et font la loi à Abidjan, Libreville ou Kinshasa. Récemment l’Afrique a rompu : je suis alors devenu un ennemi détesté et je l’ai accepté.
Par ailleurs les formats médiatiques sont devenus aberrants : il faut faire plus court, plus simple, plus vite, plus politicien, moins descriptif. Pas d’écriture, des faits. Pas d’impression, « de l’info ». Donc de l’inutile, du vide, du partiel, du partial. De l’hypocrite. À force, j’ai adopté sans m’en rendre compte un ton, une grammaire, une désinvolture faussement soucieuse. Or mes oreilles ne supportait plus le vocabulaire affligeant, les tics de langage, les fausses évidences, la sottise pompeuse.
Et puis on me demandait de poser sur les affaires du monde un regard purement occidental : prétentieux, simpliste, social-libéral par obligation de classe, par moraline. Et tout ça dans un pauvre charabia américanisé, la langue du bullshit.
Enfin j’ai été entravé par toutes sortes d’obstacles : étant donné mes prises de position publique d’écrivain et mon aventure ratée au Média, j’ai été identifié et ciblé. Non pas brimé, mais surveillé, toujours soupçonné, voire moqué. Si j’étais parti au Figaro ou à L’Huma, je n’aurais pas fait face à une telle malveillance. On l’a oublié, mais le milieu journalistique a été dégueulasse avec nous. J’ai eu droit à des réflexions dégradantes, alors que je croyais avoir « mes papiers en règle ». Des journalistes minables de médias minables m’ont fait la leçon. J’ai vu la haine dans certains regards, le mépris dans beaucoup, la pitié dans tous. La corporation se carapace. Elle choisit ses membres. Il y a une aristocratie et des gueux.
POURQUOI J'ABANDONNE LE JOURNALISME. Aujourd'hui, je suis officiellement chômeur. Mon contrat avec RFI s'est terminé hier. C'est un choix réfléchi, mais difficile à prendre, et brutal. J'ai 56 ans. J'étais journaliste depuis 1998. Voici pourquoi j'arrête. ⬇️ pic.twitter.com/LAarsKJrGf
La détestation personnelle, rabique, irréductible de Mélenchon y est un réflexe pavlovien : tout ce qui l’approche est contaminé. Pourtant je ne vois rien de disqualifiant. Ses électeurs dans les rédactions se taisent, en société secrète. Et leur conviction est très fragile. Le moindre accroc et c’est le repli. Moi, on me convoquait, on voulait comprendre pourquoi j’avais dit ceci, préféré cela, parce que je ne le déteste pas, et même pour avoir dit voter pour lui. S’ajoutait la compétition entre collègues, la méchanceté propre à tout groupement humain et l’affreuse vie de bureau. Plus la violence, les morts, l’humanité en charpie et l’ère des salauds.
Voilà mes raisons personnelles. J’ai longtemps refusé de penser qu’abandonner ce métier pour toujours était la solution. Or un jour, la seule pensée que je n’aurais plus jamais à faire ça m’a libéré d’un poids énorme. La décision a donc été prise, malgré les risques, la peur.
D’autres raisons plus générales m’apparaissent évidentes aujourd’hui. Je les ai dites et redites : le règne général du regard de dominants, le monde pourri des oligarques, la corruption des services politiques, l’histrionisme des toutologues et des courtisans… La vulgarité de la télévision, sa copie servile par la radio, la bêtise péremptoire des journaux… C’est un univers fermé, sourd, indécrottable, consanguin. Et dans les médias indépendants, c’est aussi l’entre-soi : à Blast, à QG, à ASI, au Média, des gens me détestent. Parce qu’ils étaient en 2018 avec moi et ont fait des choix. Parce que dans le petit monde parisien, on s’est affrontés pour ceci ou cela. Parce que j’ai mauvais caractère ou parce que j’ai été calomnié, peu importe. Je me découvre régulièrement des ennemis que je ne connais pas.
Et je me demande aussi pourquoi nous sommes si avides d’information, d’exposition médiatique. Je me demande si ce n’est pas un problème — un problème démocratique. La place prise par les médias dans nos sociétés est démesurée, dangereuse à mes yeux.
Bref, je n’ai désormais aucun avenir dans ce métier. Et je n’y accorde plus aucune valeur, sinon toxique. Alors je m’en vais et j’arrête. Je vais désormais m’occuper d’affaires qui, elles, n’intéressent vraiment personne : la littérature. D’autres problèmes se posent là-dedans. Mais j’y vois de la lumière, ce « vent d’avril » dont parle Nietzsche qui peut nous libérer un peu de l’affreuse emprise des idiots. Je vais en faire mon seul métier : faire des livres et les vendre pour vivre. J’en reparlerai ici très bientôt. J’aurai besoin d’alliés.
Comment, après tout, sont morts les frères de mon grand-père Joseph Daubizit, que j’ai connu et aimé, je veux dire les braves Pierre et Pierre-Antoine Daubizit ? On dit, dans le journal de marche du 139e régiment d’infanterie auquel ils appartenaient, qu’ils s’étaient retrouvés coincés au pied d’une pente longeant un champ et un bois des Vosges un soir d’août 1914 et que, alors qu’ils subissaient sans rien faire les rafales d’une mitrailleuse allemande planquées là-bas sous les arbres, ils reçurent l’ordre de charger la ligne de feu en grimpant sur le talus et en s’engageant à découvert dans le champ séparant la route qu’ils suivaient et l’ombre des sous-bois d’où on leur tirait dessus, et là-haut reçurent la grêle d’obus de mortier que l’artillerie ennemie attendait de tirer une fois que ces crétins de Français seraient tombés dans le piège.
Ça tient en une phrase. Mais il reste tant à dire, pourtant.
Notamment comment on ne retrouva rien d’eux : le brave Pierrot Daubizit et son petit frère Pierre-Antoine Daubizit, on raconte aujourd’hui qu’ils sont morts au combat, ou plutôt qu’ils ont été « tués à l’ennemi » comme on disait alors dans l’administration militaire. Mais ce n’est qu’une supposition, puisqu’on n’a jamais vraiment retrouvé ni leurs corps ni même une trace de leur passage là-bas dans les Vosges, si bien que c’est un tribunal d’Aurillac qui a dû officialiser leurs décès en 1917 sur la base de rien ou de trois fois rien, une fois que les Allemands eurent évacué les pentes et les forêts d’Anglemont en laissant les sépultures françaises (les trous bouchés, les bouts de bois plantés dessus, les reliques trouvées sur les morts enfermées dans des boîtes de pansements en fer blanc au pied des croix) sous le ciel vide. Et même là-dedans, sous les labours grossiers, du fait qu’on n’a rien retrouvé d’eux — des deux frangins de Saint-Bonnet-de-Salers —, on a dû saisir un juge de leur préfecture d’Auvergne pour lui demander de dire à la maman et aux tantes Daubizit restées au village le vrai, le définitif, l’éternel, les bouts de charpie séchés et congelés retrouvés dans les tombes ne signifiant alors rien à personne, rien de rien, rien du tout.
Le 139e régiment d’infanterie dans la caserne Bezons à Aurillac, en 1914 (DR).
Pourquoi je pense à eux aujourd’hui ? Peut-être à cause de l’approche du 11 novembre. Peut-être à cause du nouveau livre que je suis en train d’écrire, et qui parle du silence, du grand, du puissant silence. Peut-être à cause de la guerre qui est partout, vraiment partout autour de nous, qui approche, qui arrive — qui ne peut qu’arriver.
Une guerre pour en finir avec notre monde : celui des États, des normes juridiques et des organisations internationales, celui issu du siècle des camps, et donc du siècle de l’ONU, de l’honneur en politique, de Willy Brandt à genoux, de l’heureux dénouement de la crise des fusées à Cuba après l’infamie de la Baie des cochons, de la petite bourgeoisie candide et pleurnicharde. La guerre qui vient en finira avec ce monde qui fut normé comme la guerre de 14 en a fini avec le monde de la Belle époque, des folles aventures artistiques, des nations et des peuples, des révolutions et des usines, des aristocraties militaires et banquières, des bourgeois barbus, décillés, éveillés et enflammant les peuples comme Jean Jaurès et Victor Hugo.
Aujourd’hui, c’est l’heure des abattoirs à ciel ouvert dont les tueurs filment leurs exploits, du racisme rabique, stupide et inguérissable comme à Gaza ou au Soudan, des histrions et des menteurs, des faces de pierre, des oligarques fous, de la montée au désert des derniers moines et des ZAD clandestines, du renoncement général à toute proximité, à toute fraternité : notre entrée dans l’hiver n’est pas que calendaire.
Je disais il y a quelques jours : « Tous les matins, j’ai l’impression d’assister au lent et lourd effondrement d’un pays, sa classe dominante l’entraînant dans sa chute, s’abandonnant à son fond de barbarie. Mais le pays résiste encore par où il peut, difficilement, héroïquement, à l’avachissement des forceurs. »
C’est donc par là que, désormais, je veux m’engouffrer, comme mes grands-oncles sont montés à l’assaut d’un bois noir, sur les collines d’Anglemont. Tout le reste est consentement.
Visages du 139e régiment d’infanterie en 1914 (DR).
À ceux qui aiment ce que j’écris, je voudrais faire lire ceci : il s’agit du premier « panneau » de cette Galerie des batailles assemblée solitairement l’année dernière et qui, à ce stade, n’intéresse guère que moi. Pourtant, chaque jour je pense à la guerre — nous pensons à la guerre ; chaque jour nous la voyons, la côtoyons, la goûtons bien clairement, bien salement. Je propose donc ici la lecture de ces premières pages qui, me semble-t-il, lèvent bien le rideau sur le livre, lequel consiste en sept « batailles » réelles ou semi-fictives (dont celle-ci, la première, qui est intitulée Versailles), à savoir Dunkerque, Brunete, Popincourt, Les Mées, Orléans et Frileuse. Un jour peut-être, cette Galerie des batailles pourrait trouver le chemin de votre étagère à livres, qui sait ?
« Vous peindrez premièrement la fumée de l’artillerie, mêlée confusément dans l’air avec la poussière que font les chevaux des combattants, et vous exprimerez ainsi ce mélange confus. »
Léonard de Vinci Traité élémentaire de peinture
Untel est peintre de batailles. Il officie pour les grands. Il est de ces hommes en tricorne à fanfreluches, en habit de brocard et de soie, en bas blancs, en très haute perruque frisée qui, de la pointe d’une canne échevelée de rubans, montrent leurs grands mensonges aux ministres et au roi, aux terribles princes de Versailles. Il désigne d’un air dédaigneux la fumée, la mêlée des chevaux cabrés et des mâles en armure, et aussi les chiens s’enfuyant apeurés, et au loin la succession de montagnes bleues où, sur son promontoire, le moulin aux voiles déchirées est reconnaissable entre tous, les fagots des lances se reflétant dans l’acier des casques à cimier, la houle des bonnets et des képis, et enfin, tombés à terre entre les rochers d’appui et la glaise les corps gris des morts, les muscles de bronze entaillés de chair rouge des suppliants, les ruades, les canons brisés, les canons hurlant, les cheveux de Méduse, les yeux, les bouches, les sabres, les fusils. Ici le voici posant, se tenant debout devant le grand cadre, comme ouvrant une fenêtre sur l’apocalypse enflammée rouge et noire, figée dans le temps suspendu et glorieuse, se détachant sur le fond de crépuscule d’un orage de tous les diables jadis déchaîné par le royaume de France contre la Hollande, du temps du roi Louis. Avec ses écuyers, ses assistants et ses commis, on dirait que le peintre se tient devant la scène grandiose, dressé comme un hallebardier, relevant son arme pour le passage des puissants et dévoilant d’un geste hautain le moment historique, son grand-œuvre.
Mais voici ce qui advient : désormais son art est caduc, car c’est par un autre cadre, par un autre type de lucarne que la guerre entre dans les maisons désormais. Et ce qu’on y trouve, c’est ceci : d’emblée, une voix mutine, une voix de femme, taches de rousseur, quel est ce pull-over, en quoi est-il fait, en mohair, en angora, et le monde est clair et propre et tout immaculé de lumière, ces lave-linges reconditionnés ont été testés, approuvés et livrés rapidement partout en France, jusqu’à 50% moins cher, garantie 2 ans minimum, livraison sous 7 jours en France métropolitaine. Mais après un clignement des yeux voici le nouveau SUV compact impertinent et agile, il redéfinit avec élégance les codes du SUV, nouvelles signatures lumineuses à l’avant comme à l’arrière, nouvelles jantes en alliage selon niveau de finition et nouvelle calandre élargie pour renforcer la posture puissante du véhicule, et pour aller plus loin, un nouveau moteur 100% électrique offrant jusqu’à 406 km d’autonomie WLTP, choisissez le lion, choisissez la force. Les fuites urinaires, et alors, dansez tant que vous voulez, avec les protège-slips Forever Invisible, une protection sûre contre les fuites urinaires, absorption immédiate, technologie exclusive de neutralisation des odeurs, design discret, douce pour la peau, avec Forever Invisible, je me sens protégée. Le noir se fait.
Un ruban multicolore barre le cadre, un ruban qu’on dirait coupant, ou comme fabriqué dans un satin qui lui donnerait un aspect presque métallique, et dans une arabesque, dans une brume rose et bleue, puis mauve et jaune, puis maintenant bleu blanc rouge il se transforme, accélère et soudain claque dans l’air comme la mèche d’un fouet et c’est alors qu’on lit 100% Info Direct. Et la face d’un homme alors prend tout le cadre, de presque toute la largeur de sa tête, avec sa complexion orangée et ses cheveux durcis, noirs, drus comme des poils d’éléphant, laqués dans une légère vague, et dans son oreille droite on dirait que quelque chose est niché, quelque chose attire l’œil, est-ce un escargot, une larve, ou bien non, c’est un appareil électronique quelconque, mais déjà la bouche parle. L’homme dit : la course a commencé, qui gouvernera la France dans une semaine, on vous présente les circonscriptions qu’il faut suivre absolument en vue du second tour, c’est la dernière journée avant la clôture du dépôt des candidatures, et nous verrons avec notre dessinateur Didier Poux ce qu’il faut retenir, et à quoi il fallait rire, et c’est la chronique impertinente du jour, à quoi il fallait penser au soir du premier tour, car c’est la rubrique Il fallait y penser, alors qu’il est galvanisé, le parti présidentiel attaque frontalement l’extrême-gauche, et nous vous demanderons si vous approuvez les désistements de candidats au second tour pour faire barrage, mais avant cela les grandes manœuvres autour des ralliements se poursuivent jusqu’à 18 heures, et dans la rubrique Immobilier deux sœurs de 54 et 64 ans se sont défenestrées le jour de leur expulsion après avoir accumulé au cours des dernières années 10 000 euros d’impayés de loyer, tandis que la Cour suprême américaine offre une large victoire au président sur la question de l’immunité présidentielle et qu’en Seine-Saint-Denis les règles se durcissent pour les locations touristiques, on verra pourquoi la circulation sera difficile dans une partie du 15e arrondissement ce mardi matin et si ce PSG-là est, oui ou non le meilleur club de l’histoire, bien que les températures soient encore fraîches, deux voire cinq degrés en dessous des normales saisonnières, et non, cette vidéo ne montre pas un incendie causé par des militants de la gauche radicale suite aux législatives en France, enfin c’est plutôt faux nous dit notre chroniqueur du Plutôt Vrai-Plutôt Faux, mais avant cela l’armée israélienne a bombardé la bande de Gaza, notamment le nord où les combats acharnés se poursuivent contre le Hamas dans le secteur de Choujaïya et ont poussé des dizaines de milliers de Palestiniens à fuir, Tsahal ayant annoncé y avoir, la veille, éliminé plusieurs terroristes et découvert des armes, mené des raids ciblés sur des positions de combat piégées et avoir frappé des dizaines d’infrastructures terroristes, tandis qu’entre 60.000 et 80.000 personnes selon le bureau des affaires humanitaires de l’ONU ont fui l’est et le nord-est de la ville de Gaza après l’ordre d’évacuation lancé par l’armée israélienne et que, selon les témoignages, les gens sont piégés dans leurs maisons, après que l’aviation israélienne a bombardé l’école d’un camp de réfugiés non loin de l’hôpital, tuant au moins 23 personnes et en blessant 128 autres, selon un premier bilan des autorités hospitalières, qui font également état de la mort de 12 ou 13 enfants dans la frappe aérienne israélienne, dont certains n’auraient été retrouvés que partiellement, ceci expliquant l’incertitude du bilan, bilan que les autorités israéliennes contestent et considèrent comme devant être largement inférieur aux estimations palestiniennes, ceci expliquant pourquoi nous utilisons le conditionnel, et rappelons enfin que l’attaque menée par le Hamas a entraîné la mort de 1195 personnes, majoritairement des civils, selon un décompte de l’AFP établi à partir de données officielles israéliennes et sur 251 personnes enlevées, 116 sont toujours retenues en otages à Gaza, parmi lesquelles 42 sont mortes, selon l’armée. Mais favoris sur le papier, les Portugais ont dû attendre les tirs au but pour se défaire de la Slovénie 0 à 0, ou plutôt 3 tirs au but à 0, ils affronteront la France en quarts de finale, 100% Info Direct continue, restez avec nous, succombez à nos chips américaines pour des apéritifs entre amis aux saveurs inédites et authentiques, les chips américaines sont idéales pour des apéritifs aux saveurs typiques des États-Unis, découvrez notre gamme complète pour des instants gourmands et savoureux, au goût de fromage ou goût piquant.
Il faut bien parler de la guerre, des batailles, des soldats, le monde en est plein, cette pensée tournant et retournant dans l’esprit du peintre qui déambule à la faveur d’une journée d’hiver étincelante dans les jardins du château de Versailles. Ses chaussures s’enfoncent avec bruit dans le gravier et il cherche l’idée, la grande idée, le grand projet, mais ne trouve pas. Son manteau de laine est boutonné aujourd’hui jusqu’au ras de son cou, le faisant ressembler à un prisonnier de guerre à peine libéré, et il a coiffé son crâne rasé, sa tête rougie par le froid, la sécheresse de l’air et le vent, d’un béret de flanelle grise qui lui fait un air canaille, pas du tout aristocratique maintenant qu’il a, par choix, par bravade, par principe, ôté pour toujours la perruque à friselis et les grands airs des favoris du prince. Il a l’air sauvage, mal léché, triste, ce qu’il est, assurément. Passant les grilles du château à pointes dorées, les grilles où les femmes d’octobre 1789 se sont massées pour renverser l’univers, il a préféré l’entrée simple dans le palais à 18 euros au passeport à 26 euros comprenant l’audioguide, l’entrée dans le palais et dans le domaine du Trianon, il n’a pas opté non plus pour la combinaison du passeport et du spectacle équestre, les trois étant payables en espèces, bien sûr, mais préférablement en carte bleue à l’un des guichets de paiement installés dans les communs où se restauraient naguère les équipages empoussiérés des carrosses, ou bien via la billetterie en ligne où l’inscription est gratuite, quoiqu’il faille tout de même laisser son nom, son prénom, une adresse électronique valable, une adresse, un numéro de téléphone et un mot de passe, ainsi qu’un code confidentiel qui est immédiatement envoyé à l’adresse indiquée, à quoi il faut répondre aussitôt pour confirmer son enregistrement dans la base de données de la société exploitante, c’est-à-dire, d’après les mentions légales du site Internet, l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, établissement public national à caractère administratif, placé sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication et dont le numéro Siren est le 180 046 260, laquelle est présidée par l’ancienne rubricarde d’un hebdomadaire de droite. Dans la cohue, le peintre a empoché son billet. Il a joué des épaules au milieu de la foule heureuse et le voici dans la lumière blanche de mars, devant la longue façade aux milles chandelles, les galeries, les salons, l’antre d’or, le déambulatoire aux parquets craquants sous les pas des millions de visiteurs que veillent des statues blanches et nues comme les morts de Pompéi, mais debout. Des goélands tournent au-dessus de lui, en ronde, en silence, et des groupes de touristes fluorescents errent, bifurquent, chahutant, divagant comme des billes tombées au hasard sur le sol sur la grande esplanade dominant la cuvette des interminables bassins et roulant en tous sens, contrebalançant le déhanchement des arbres. Mais l’idée ne vient pas.
Alors le peintre revient à l’os, à la pensée épurée. Il faut parler de la guerre, se redit-il, des batailles, des soldats, le monde en est plein, la guerre est même toujours là, sous ses yeux, sans doute derrière la toile peinte de ce vaste décor touristique des jardins du château de Versailles piqué de figurines mauves, fuchsias, jaunes, roses, grises, bleues, à forme humaine. Il est d’ailleurs possible que, très loin dans les nuages que peignit François Boucher et Nicolas Poussin, un drone de surveillance DJI Matrice 350 RTK en version homologué, en combinaison avec un capteur zoom tel que la DJI Zenmuse H20 ou la DJI Zenmuse H20T avec capteur thermique intégré, démultipliant pour l’œil du policier de permanence la distance d’identification des personnes et des véhicules, fasse sa ronde lui aussi, comme les goélands des Yvelines s’abreuvant dans l’eau verte, et que ce soit cette petite guerre aérienne qu’il faille désormais, pour un peintre de batailles, dresser devant les yeux des vivants. En cherchant bien, il croit un instant entendre son vrombissement, son murmure zézayant de guêpe, emmêlé dans le tintement des cloches de onze heures venant du ventre de l’église Notre-Dame-des-Armées, en ville.
L’inspiration le fuyant, ou plutôt le contredisant sans cesse, le peintre pense alors à ce qu’il aurait été s’il avait été soldat lui-même. Il en sent l’absurdité et la dureté, le vertige en s’imaginant dans les tranchées boueuses de l’est de l’Ukraine, dans les décombres dantesques de Gaza, les forêts reculées du Congo, les pierrailles hantées du Soudan, songeant à ses oncles du 139e d’infanterie, aux pathétiques racontars d’un ancien du 93e planqué pendant la guerre d’Algérie, à André Ailhaud de Volx, à ses propres manquements, à ses propres errements de peintre déchu, et il se dit : mais les types qui se livrent aujourd’hui comme hier d’immenses combats sur la terre sont tous, comme moi, enrégimentés dans une histoire qui les dépasse, et d’ailleurs comme nous le sommes tous dans notre époque, à la fois seuls et solidaires, orphelins et embrigadés. Pourtant comment chanter leur souffrance, comment montrer leurs crimes, comment en peindre une grande fresque ? Peut-être le plus juste est-il de ne pas s’arrêter sur un seul, cette fois, mais de tout écrouler une dernière fois et de refaire, à neuf, de rien, sur papier blanc, une nouvelle Galerie des batailles.
Mais son art est presque mort. Ses cadres à feuillures peints à la feuille d’or, ses toiles de lin enduites de plâtre et de colle animale, ses couleurs, ses vernis ne composent plus que des images vaines et vides des mythes, et n’émettent plus, du fond de leur salle obscure, que des moments d’ennui, suspendus, figés dans le grotesque comme un péplum mis en pause sur un magnétoscope. Ses grands massacres ne valent plus rien, du fait que ceux d’aujourd’hui sont bien plus beaux, bien plus impressionnants, ou disons bien plus brefs, et surprenants, et exotiques, et télégéniques, et dramatiques, et bien moins philosophiques, bien qu’on y meure tout autant et dans d’équivalentes souffrances et des déchirements comparables, et quelquefois plus sophistiqués, plus industriels. Mais tout de même, il se dit que les blessures des corps humains sont peut-être moins vilaines aujourd’hui, en tout cas moins cruelles, moins effilées, moins effrayantes parce que moins perçues par les victimes dans l’allongement temporel de leur réalité, du fait que les assassinés dans la guerre ne voient plus l’épée les transpercer, ils ne sentent plus le sabre les trancher, ils ne sentent plus la flèche se planter, ils n’aperçoivent plus la hache brandie haut devant eux.
D’ailleurs, voici les lumières du salon de l’armement qui s’allument au plafond du Salon des expositions. Le puissant homme en costume de haut prix sourit et s’arrête, et il tend la main de joie, d’anticipation joyeuse de conclure une affaire, d’agripper une autre poignet à Rolex et d’en finir avec ses problèmes, l’autre homme devant lui vantant un drone à hydrogène, intégrant une chaine énergétique complète, un drone PAC H2 à cathode fermée et refroidissement liquide. On achète. L’officier valide. L’opérateur tire. Et les victimes voient le sol se précipiter sur leur visage et se retrouvent alors simplement, d’un seul coup, fondu au blanc, fondu au noir et retour soudain à la conscience, quoique dans le flou, l’imprécis, le mouvant, les oreilles sifflant, le crâne hurlant de douleur, toutes barbouillées de poussière grise et de sang faisant des grumeaux rouges de pâte à crêpes dans leurs cheveux terreux emmêlés de poussière grise, et les voici baptisées pour nous des affreux noms de « dégâts collatéraux » ou de « boucliers humains » et dénombrées un à un par les belligérants, incorporées dans un nombre qui lui-même fait l’objet d’une guerre, mais d’une guerre verbale cette fois, et même le plus souvent télévisuelle et rhétorique, donc beaucoup moins barbare, beaucoup moins viandarde, beaucoup moins charcutière que l’autre. C’est un manège sans fin, mais les victimes seront toujours là, seules, tout autant que les soldats seront seuls. Nous sommes tous seuls, toujours seuls, car ainsi va la vie des soldats, des batailles et des nations, oh comme nous sommes seuls.
En somme, Gaza, c’est notre avenir. Tous les idiots, petits et grands, passant leur vie ici à détester les Arabes, nous préparent ça. Ils le proposent à nos suffrages, tranquillement, normalement.
Tous : l’enfer de Gaza (qu’ils proclament bien sûr provisoire, et même « hygiénique »), c’est l’avenir qu’ils délirent pour nous. C’est l’avenir qu’ils veulent, l’avenir qui brûle leurs esprits que chauffent nos médias de la haine. C’est le ragoût qui mijote dans les marmites de quelques bigots richissimes, et que nous avalons chaque jour, cuillère après cuillère.
Nous prévenions. On nous injuriait. Et nous le savons maintenant : c’est ça qu’ils veulent, c’est ça qu’ils préparent, c’est ça qu’ils vendent. C’est ce pandémonium de violence, c’est ce traitement des Arabes, c’est ce crime.
Ils souhaitent posément le répandre sur nos villes.
Car Gaza, l’écrasement de la bande de Gaza et de son peuple, c’est une libération, pour eux. C’est d’ailleurs pourquoi ils le défendent avec tant de véhémence, tant de haine et de mensonges : enfin, on a ouvert la voie à l’engloutissement de ceux qu’ils ont tant haï — hommes, femmes, gosses, chiens, chats tout ensemble —, ceux dont ils ont eu si peur.
Pour eux, c’est l’heure de la victoire, de la riposte finale, terminale, biblique : enfin ils vont pouvoir être barbares.
Lisant, hier soir, l’un des livres ramenés de la Maison Joë Bousquet à Carcassonne, je tombe sur ce passage. Et j’y vois une méthode littéraire, comme si le poète était venu nuitamment cambrioler mon mauvais esprit et y avait chapardé une ou deux verroteries auxquelles je tenais beaucoup. Écoutez ça.
C’est 1934. Perclus de douleurs et ravi de jouissance par des membres qui n’existent plus (ou plutôt qui ne sentent plus : ils existent encore, mais différemment du membre manquant de Cendrars dont Picasso disait qu’il était « rentré de la guerre avec un bras en plus »), mon monte-en-l’air de Carcassonne s’abîme et s’élève de son lit du premier étage de la rue de Verdun dans l’opium, la cocaïne, le hachich, et laisse alors son esprit dire l’oracle. Et il écrit. Il fait des revues. Il anime une petite bande, derrière Paul Éluard, et surtout Jean Cassou et René Daumal, entre autres.
Sa poésie, ses livres publiés (et refusés chez Gallimard, mais publiés à ses frais par quelque éditeur mineur) sont alors nébuleux, obsessionnels et clairvoyants comme un délire sous LSD. Son ami Carlo Suarès s’efforce donc de le conduire sur le chemin d’une littérature plus claire, ou disons plus « lisible ». Il lui parle méthode, décrivant pour lui un « plan discursif » sur lequel Joë pourrait remarcher. « J’ai beaucoup de mal », lui répond son ami. Puis ceci, lisible ci-dessous. Admirable.
Je fais ça, moi aussi. « Je veux que le monde soit moi ; ne pas avoir à me distinguer de lui, même pour le décrire ». La joie pure et profonde du dormeur : quelle merveille.
De toute façon, en écrivant de nos jours, il faut bien réfléchir à ce que nous faisons : je ne vois pas comment y échapper. Qu’on le veuille ou non, nous nous trouvons « après Faulkner », ainsi que l’a décrété le grand prêtre d’Apollon du sanctuaire de Gif-sur-Yvette, j’ai nommé Maître Pierre Bergounioux. Mais aussi après Proust, Kafka, Calaferte, Gracq, Artaud, Simon, Wittig, etc. Il faut se plier à cette vérité, sauf à être d’une immense prétention consistant à NE TENIR AUCUN COMPTE D’EUX.
Écrivant ça, je jette un œil à ce qu’on appelle « la rentrée littéraire » (et qui me fait aussi envie que « la rentrée des classes ») et je me dis : mais qui se soucie encore de l’histoire des formes ? Et pire encore : de s’y inscrire, de suivre l’antique règle informulée qui consiste à ne jamais créer en-deçà des révolutionnaires ?
Il y en a quelques uns, ici et là. Eux m’intéressent. Les autres sont tous des journalistes, et non des écrivains.
Depuis que nous sommes arrivés à Arles la semaine dernière, je n’ai plus rien à écrire. Aussi (sous la pression des choses, je dois l’avouer : de la pierre jaune des maisons de La Roquette qui nous environnent, des tuiles romaines, de la paix du Rhône, de la douceur du ciel vert, le soir) ai-je repris mon « roman d’Antonelle », comme j’aurais pu, dans un autre temps et une autre vie, rendre visite à un vieux frère idiot placé en institut : je tourne les pages, je corrige un mot, une ponctuation, un chapitrage ; je le pomponne, je remets ses cheveux, je rajuste sa lavallière, je brosse son habit à la française, sa robe de chambre, ses pantoufles ; je le console de ne plus pouvoir sortir dans le monde et je lui dit combien la société, à l’extérieur, est malfaisante et cruelle.
Je fais cela le matin, à moitié au soleil, avec un café, dans le creuset des toits à colombiers de la rue Genive, à deux pas de chez lui. Les cloches sonnent, au loin. Les chiens passent, tête basse, dans la rue, en bas. Et moi, sur ma terrasse solitaire, je refais une nouvelle fois le parcours qui a mené cet homme de l’hôtel familial aux volets gris de l’ancienne rue du Vieux-Bourg, du petit deuil de son père et de la sinistre moraline de sa mère au fracas de la poudre et des drapeaux levés de la Révolution, des rangs de l’armée royale de Louis XV aux prisons injustes de l’hiver de l’an II, des amourettes de son marquisat provençal à l’aventure des élections truquées du Directoire, au côtoiement de Babeuf, à la clandestinité stendhalienne des clubs jacobins italiens, aux cachettes en Camargue, loin de la vigilance de la police impériale. Et je lui parle tout bas, avec toute la sotte naïveté dont je suis capable.
Je relève la tête. Je me dis qu’il faudra ériger une statue de bronze d’Antonelle, ici, un jour : une espèce de Diderot de bronze, comme il aimait à se présenter à ses contemporains, débraillé et studieux.
Ce n’est pas à la mode, ce que je fais. En relisant les premières pages (en refaisant ses premiers pas), je repense à la lutte incessante de cet homme pour réveiller le peuple ouvrier qui l’avait porté au pouvoir, et qu’en retour il avait célébré, sur qui il avait fait pleuvoir la gloire municipale, donnant les clés du gouvernement d’Arles aux artisans et aux matelots de son quartier lorsqu’il avait été élu maire d’Arles, en 1791, ayant fait de ses voisins en sabots ses premier et deuxième adjoints à l’Hôtel de Ville, légiférant contre ses cousins de la noblesse, depuis le premier étage de sa mairie splendide que dessina Mansart, défiant en rigolant l’obèse et richissime Monseigneur du Lau, prince-archevêque et frère de son colonel de régiment, qui siégeait de l’autre côté de la rue avec ses méchants chanoines.
Je relève la tête. Je me dis qu’il faudra ériger une statue d’Antonelle, ici, un jour : une espèce de Diderot de bronze, comme il aimait à se présenter à ses contemporains, débraillé et studieux.
J’aime toujours ce destin, cette « vie entière » avec quoi j’ai voulu faire un livre et sur quoi j’ai passé quatre ans de ma vie. Deux années après avoir apposé le point final à ce gros manuscrit de 500 pages, je ne renie rien : au contraire, je suis fier, je m’en rends compte maintenant. J’ignore toujours ce qui a déplu aux quelques éditeurs et éditrices à qui j’ai soumis ce texte : à part deux entre elles (la première m’ayant dit n’avoir pas de goût pour les romans historiques, la deuxième n’avoir « pas réussi à s’y intéresser »), personne ne m’a répondu. Mais oui, je suis fier ; fier et crétin.
Et tandis que je rajuste le col de Pierre-Antoine (passant devant son hôtel délabré transformé en HLM, noyé dans les poubelles ; dînant dans la féérie nocturne de la place Antonelle et de ses immeubles un peu italiens levés dans la nuit mauve, tout le monde autour de nous ignorant à quoi correspond ce nom qui orne leurs menus), tandis que je lui fais la conversation, que je papote avec lui qui se tait et vit sa vie à l’écart de moi, dans le songe, dans le lointain passé, je me dis qu’après tout, c’est moi qui, rendant visite à l’idiot, me suis transformé en idiot.
Mais quoi ? Je suis Gepetto. J’ai créé un pantin de chiffon et je lui ai insufflé la vie bizarre qu’insuffle l’haleine des romanciers ; et il donne l’illusion de la vie !
Oh, comme j’ai saoulé du monde avec Antonelle, ces dernières années ! Oh, comme je me suis comporté comme un imbécile ! Oh, comme je me suis humilié !
Mais quoi ? Je suis Gepetto. J’ai créé un pantin de chiffon et je lui ai insufflé la vie bizarre qu’insuffle l’haleine des romanciers ; et il donne l’illusion de la vie ! C’est merveilleux, fabuleux, mais cela n’impressionne que moi seul. Et peut-être (sans doute) n’y a-t-il que moi seul qui distingue clairement tout cela : l’homme oublié, qui a voulu disparaître, retrouvé dans sa chambre d’études d’Arles par un lointain camarade de Paris ; sa politesse légendaire, ses manières d’homme du monde et son âme rouge de révolutionnaire ; son long destin en-deçà de l’Histoire et de ses grandes fresques de bataille où il n’occupe qu’une place secondaire, dans un coin, comme l’homme qui fut chargé d’arrêter le traître La Fayette mais fut arrêté à sa place, qui présida le jury qui condamna la traîtresse Marie-Antoinette et les traîtres girondins mais qui finit en prison pour n’avoir pas été suffisamment docile envers le Grand Comité, qui fut dépêché aux Îles-Sous-Le-Vent pour neutraliser les traîtres-planteurs et abolir l’esclavage mais qui dut renoncer, faute de vents favorables.
Pierre-Antoine est là, dans sa chambre au coin de la rue de la Roquette et de la rue Baudanoni, avachi dans son fauteuil jaune, en 1817. Il n’y voit plus bien. Il demande l’heure qu’il est et il est treize heures. C’est novembre et il meurt. Je le vois et j’entends Madeleine Boymau sa meilleure amie, sa gouvernante de toujours, oratrice révolutionnaire, militante féministe, divorcée et probablement lesbienne, crier sa douleur et faire monter de l’aide.
Autour de moi, les Rencontres de la photographie glanent des traînards, des tatoués, d’invraisemblables snobs en sandales, des familles de touristes hagards et des Arlésiens zemmourisés, sapés en Soleïado et roulant en BMW, habités par Cnews et les mille incroyables conneries que la presse cuisine chaque jour et entretient, et que nous avalons complaisamment, en ayant des opinions. C’est 2025, c’est ce moment de ma vie où j’abandonne 25 ans de carrière journalistique, comme on divorce d’un être que l’on n’aime plus du tout. C’est le mois d’août ; il y a du monde, du bruit, des sandwiches, des glaces. Et moi je recoiffe le vieux maire d’Arles dont le nom un peu féminin orna jadis, sur une plaque de marbre, le coin de sa somptueuse mairie au beffroi où légifère aujourd’hui à sa place l’insipide Patrick de Carolis, tout en déambulant dans la cohue avec une dégaine de Parisien, de jolies espadrilles et un bermuda de chez Zara. C’est moi le fou.
Qu’est-ce que les manuscrits non publiés nous font faire, pas vrai ? Il y aurait une aimable fantaisie bourgeoise à écrire là-dessus.
Nous avons erré, tout un après-midi d’août, sous la bourre orageuse du ciel, longeant en silence les rues désolées de cette cité morte qu’est Carcassonne. Elle est morte en effet, ou plutôt désolée, abandonnée, laissée à l’abandon et au grignotement d’un temps désormais étranger : au pied de sa citadelle féérique, ce n’est plus qu’une ville-fantôme, un décor délaissé par les acteurs et offert au courants d’air, une grosse bourgade étouffante qui fut jadis une petite capitale de propriétaires terriens et de vignerons prospères, de patrons de magasins, de médecins, de notaires, d’élus locaux ventrus et lyriquement patriotes, mais qui n’est plus rien aujourd’hui qu’une agglomération laissée à l’écart (ou plutôt en retrait, en arrière) de la joviale et consternante modernité — comme tant d’autres villes négligées qui vivotent encore en France, malgré un temps qui est passé trop vite sur elles et les a dépassées, comme Montélimar, comme Angers, comme Agen.
Les rues sont droites, vides, sans nom, les façades ridées et vieillottes, les magasins encombrés de toiles d’araignées, d’affiches de promotion d’un autre âge, délavées et désuètes, de courrier empilé sous la porte. Des souvenirs passent. De vieilles choses reviennent en tête. On parle ici (on parle encore) la langue des années Pompidou et Giscard, celle de ma petite enfance : la langue de la petite boutique, de l’épicerie, de la concierge pipelette et espionne, des bandes de gamins, des mobylettes et des flippers.
Je pense irrésistiblement à l’ennui, ou plus exactement à la rage de l’ennui : à celle d’Arthur Rimbaud à Charleville. Je récite d’ailleurs à haute voix, dans le vent brûlant et sans lumière, ne charriant pas même un chien errant pour nous amuser de ses oreilles, son terrible « À la musique », à quoi ces allées de platanes longeant le morne centre-ville me font penser :
Sur la place taillée en mesquines pelouses, Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.
Dans ce décor que lui légua une Troisième République pimpante et péremptoire, les papas à moustaches et leurs fils blousons noirs ont dû se livrer à de jolis bagarres de bistrot, du temps que j’étais gamin (un temps que je décèle ici, dans une enseigne, une porte d’entrée, une typographie, une vieille publicité pour des jouets) ; mais désormais, même cette petite comédie de téléfilm est terminée : c’est le règne de la désolation molle, des planches clouées sur les portes, des immeubles aux fenêtres crevées, ou bien voilées, ou bien ouvertes sur le noir avec une lointaine rumeur de télévision. Non, il n’y a plus personne de vraiment conscient, ici, pour vivre dans le même rythme, et suivant les mêmes modes, que les autres villes de France : du reste, on élit les brutes de la bande à Le Pen, ici, pour qu’elles puissent aller vivre à Paris, appeler à faire souffrir les Arabes et faire la belle vie. C’est tout. C’est le peu de relation que l’on a avec l’extérieur des murs.
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Là-haut, sur son promontoire, règne la citadelle. Elle est zébrée d’hirondelles. Les oiseaux fusants sont presque imperceptibles devant le ciel blanc, chaud, immobile. Le jour descendant fait aux remparts et aux tourelles une robe d’ombre. Nous montons, dubitatifs, transpirant, peureux. Peureux parce que, en effet, à l’intérieur, une fois passées les portes médiévales, c’est tout un enfer de touristes égarés qui s’égaye, des parents rouges de soleil aux enfants hystérisés par la fausse chevalerie, les épées de bois, toute l’imagerie mensongère et gothique de troubadours à chausses pointues, de Templiers de roman de gare, de tournois à la Walter Scott qu’on leur vend ici, dans un décor de Disneyland, mais d’où l’Histoire, et l’humanité elle-même, ont disparu. Nous redescendons vite (agacés, écœurés, déçus) vers la ville déserte, toujours soumise au vent brûlant d’un orage qui ne crève pas, frissonnants sous des platanes, où tout est en panne, ou presque. Où tout rêve sa petite vie. Où tout est ailleurs.
Carcassonne, abandon. Jour blanc, ciel vide. Île encore un peu vivante dans une mer de terre brûlée, négligée, mal utilisée, pesticidée. Sur la place, des immeubles étroits dressent leurs couleurs acidulées en vain au-dessus des cafés où l’on s’ennuie. Ville de chats méchants, sourcilleux, veilleurs, sans vrais maîtres, sans amour, perchés au premier étage, toisant l’étranger. Le vent torride est peut-être leur haleine. Non, il n’y a personne ici, vraiment personne, et je me dis que je rêve les gens qui passent, qui somnolent aux terrasses. Il est parfaitement adapté qu’ici, le soir, je termine avec effarement et bonheur Le Mont Analogue de René Daumal ; petite folie démodée, expédition imaginaire aux dangers fantaisistes mais tout de même mortels, divagation pataphysique à la fois innocente et noire, sulfurée, menaçante : j’y suis. Le professeur Sogol est mon guide.
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Mais sur cette île, il y a un oracle. Il y a une pythie, qui a son cénotaphe : on la trouve à l’étage d’un immeuble Renaissance du centre-ville, rue de Verdun, où une famille sans père vécut dans l’irréalité et l’enchaînement étrange des jours et des nuits pendant tout le XXe siècle. On la trouve plus exactement à droite, tout de suite à l’entrée, avec une fenêtre donnant seulement sur une autre pièce de l’appartement : c’est la chambre de Joë Bousquet.
Cela faisait — quoi ? — trente cinq ans que je voulais la voir. Depuis que, dans ses cours à la Sorbonne, mon vieux professeur Robert Misrahi nous avait présenté le poète paralysé, cloué au lit par une balle allemande qui lui avait « littéralement pincé la colonne vertébrale », dit-on ; qu’il nous avait lu quelques extraits de ses « Lettres à Poisson d’or » ; qu’il nous avait montré que l’amour pouvait se dire, qu’il était vivable en réalité, en conscience ; que son expérience en première personne avait des vertus hallucinatoires et extralucides, d’une puissance tout à fait extraordinaire et révélatrice ; que la phénoménologie était impuissante sans l’appui de la poésie et du rêve ; que Joë Bousquet était la Bouche d’ombre qui disait l’envers de l’évidence. J’ouvre aujourd’hui l’un des livres du reclus de Carcassonne. Je lis : « J’existecomme la lumière fait exister un puits. »
Et me voici qui, à mon tour, pousse la tenture pour dévoiler la tanière, le lit, les livres, les cahiers sur la couverture, la pipe d’opium refroidie sur la tablette de bois. Les tableaux de Max Ernst, Picabia et Tanguy ont disparu : un musée les a sans doute capturés, je pense. Mais la pénombre, la paix, la porte du ciel, l’accès aux champs d’asphodèles sont là. « Moi je n’accepte du jour que ses eaux profondes », écrivit encore l’habitant des lieux, le passant du lit, l’homme dans la chambre dans ce livre-carnet que j’achète à l’entrée et dont le titre seul, le titre dru et coupant comme un éclair, mais aussi incompréhensible et limpide (contradictoire, mais précis), me fait rêver depuis très longtemps : L’Homme dont je mourrai. Son visage est nombreux, ici : on le voit au mur, à l’envers des livres, sur des photos. Son front bombé, ses yeux de chat, son nez d’empereur romain que j’ai longtemps cru avoir, moi aussi, sont en surimpression dans ma déambulation fraternelle, sidérée.
Nous repartons de Carcassonne avec rien ni personne dans le cœur, sinon avec, en tête, Joë Bousquet, le grand prêtre sans dieu de ce Port-des-Singes étouffant au milieu d’un immense champ de blé brûlé, d’une garrigue infinie et stérile, d’une succession infinie de collines à vignes, à rocailles, à vipères, hanté par des morts-vivants inoffensifs et tristes, au pied de sa montagne invisible.
Je ne reviendrai sans doute jamais ici. C’est trop malheureux. Ou alors on m’invitera à consulter l’oracle dans la chambre du fils brisé Joë Bousquet et je devrais alors réfléchir beaucoup, et beaucoup douter, pour savoir quoi demander à celui qui, à l’évidence, sait tout le vrai et dit tout le futur, mais abruti d’opium.